Les 9 et 10 avril 2025, le laboratoire HisTeMé (Histoire, Territoires, Mémoires) de l’université Caen Normandie a organisé deux événements scientifiques à l’occasion du 80e anniversaire de l’ouverture des camps. Le mercredi 9 avril était consacré à l’inauguration du Dictionnaire biographique des victimes du nazisme en Normandie tandis que le lendemain se tenait la journée d’étude « Nouveaux regards sur les déportations au départ de France. Bilan historiographique et perspectives de recherche. »
Mémoire, paix et interdisciplinarité : les fondements scientifiques de la journée d’étude
Soutenue par la Chaire Normandie pour la Paix “Mémoire et avenir de la Paix” (2024-2027) et adossée à la relance du Programme Seconde Guerre mondiale de la MRSH de Caen, la journée du 10 avril a rassemblé plusieurs générations de chercheurs et de chercheuses issus de différents domaines scientifiques. Armelle Gosselin-Gorand (PR Unicaen-ICReJ, responsable de la Chaire Normandie pour la Paix) et Dzovinar Kévonian (directrice adjointe d’HisTeMé, laboratoire partenaire de la Chaire) ont tout d’abord ouvert cette journée d’étude en présentant les enjeux scientifiques de cette Chaire. S’appuyant sur une approche transdisciplinaire (droit, histoire et neuropsychologie), elle vise à nourrir une réflexion sur les conditions d’une paix durable dans un contexte international marqué par une montée des conflictualités.
À l’origine de cette journée d’étude, Gaël Eismann (MCF HDR Unicaen-HisTeMé) a ensuite présenté les enjeux scientifiques de cette rencontre : exposer les renouvellements historiographiques, explorer les normes et les pratiques de répression et de déportation dans les différentes zones et analyser les enjeux de catégorisation des victimes du nazisme.
Renouveler l’historiographie des déportations depuis la France
Le premier panel était consacré aux changements de paradigmes ayant conduit à un profond renouvellement historiographique sur l’étude des déportations et des déportés partis de France. Arnaud Boulligny a présenté le rôle moteur du partenariat entre l’université de Caen Normandie, la FMD et la Division des archives des victimes des conflits contemporains (DAVCC) qui a contribué à « élargir le spectre des connaissances sur les déportations ». Fédérant 75 chercheurs, cette coopération a donné lieu à un grand nombre de travaux (83 mémoires de master et de thèse) portant sur des thématiques variées : études de convois, de catégories sociaux-professionnelles précises et de déportations dans des zones particulières ou relevant d’opérations répressives spécifiques. Thomas Fontaine (Docteur en histoire, Musée de la Résistance nationale) est revenu sur l’émergence d’un nouveau paradigme à l’œuvre concernant l’étude des déportations.
Alors que l’historiographie s’est longtemps focalisée sur les points d’arrivée et le « système concentrationnaire », les études menées dans le sillage de la parution du Livre-Mémorial des déportés de France en 2004 ont mis l’accent sur les politiques de répression et de déportation ainsi que sur la pluralité des victimes. Il a rappelé l’importance d’étudier l’imbrication des impératifs de répression et de satisfaction économique des besoins du Reich dans le cadre de la guerre totale, ces choix donnant lieu à des « aiguillages répressifs ». Le troisième temps de ce panel a mis en lumière l’intérêt de l’approche genrée dans ce domaine. Pierre-Emmanuel Dufayel (agrégé et doctorant, université de Caen Normandie) a rappelé que les rapports genrés devaient être considérés comme des déterminants historiques permettant de faire ressortir les singularités de la répression touchant les femmes. Il a insisté sur l’importance de mettre la focale sur des parcours individuels, en privilégiant notamment une histoire par le bas permettant une « lecture du quotidien » des politiques de répression et de déportation.
Philippe Mezzasalma (docteur en histoire, Bibliothèque Nationale de France) s’est, quant à lui, penché sur le cas particulier du camp de Ravensbrück. Dans ce lieu de répression genrée, il s’agissait avant tout de punir, d’isoler et de corriger les déportées considérées comme « déviantes » au travers de dispositifs variés : mise à nue forcée, tonte, atteinte aux corps et à la sexualité. Enfin, la dernière partie de cette session a été consacrée à l’apport des neurosciences dans la compréhension de la mémoire et des traumatismes. Francis Eustache (PR Unicaen-NIMH) est revenu sur la genèse et le développement des travaux scientifiques concernant les troubles de stress post-traumatique, reflet des évolutions de la société vis-à-vis des victimes. Il a notamment abordé la méthodologie et les résultats du programme transdisciplinaire du 13-Novembre destiné à étudier l’impact des attentats terroristes sur la construction des mémoires collectives et individuelles.
Peggy Quinette (MCF Unicaen-NIMH) s’est, quant à elle, penchée sur le fonctionnement complexe de la mémoire autobiographique en détaillant les résultats d’une étude menée par le laboratoire Neuropsychologie et Imagerie de la Mémoire Humaine (NIMH) portant sur 64 participants ayant vécu la bataille de Normandie. Cette approche qualifiée de « neuro-historico-psychologique » permet de questionner, avec recul, l’assimilation de cet événement dans la vie des individus et, par prolongement, dans la société.
Repenser les espaces et les acteurs de la répression
Le deuxième panel s’est intéressé aux normes, aux catégories et aux pratiques répressives mises en œuvre dans les différentes zones en France. Gaël Eismann a réévalué le rôle du MBF (Militärbefehlshaber in Frankreich) dans l’organisation des premiers convois de déportés depuis la zone Nord en France. Installée à Paris à l’hôtel Majestic, cette administration militaire constituait une des pièces centrales du système d’occupation allemand en France occupée jusqu’en juin 1942

Mettant en œuvre une « politique d’externalisation de la terreur à vocation dissuasive », elle se chargeait d’organiser la déportation de catégories toujours plus nombreuses de condamnés et d’otages vers le système carcéral et concentrationnaire nazi. Françoise Passera (Ingénieure d’étude, Unicaen-HisTeMé) est revenue sur les enjeux du Dictionnaire biographique des victimes du nazisme en Normandie qui regroupe les déportations de répression et celles liées à la persécution des Juifs. Par cet outil, il s’agissait d’éclairer des parcours individuels en les replaçant dans le cadre plus large des politiques répressives allemandes mises en œuvre en France occupée.
Laurent Thiery (docteur en histoire, Fondation de la Résistance) s’est ensuite penché sur les 9 000 déportés de France du camp de Mittelbau-Dora, caractérisé par une grande singularité à la fois dans sa création, ses évolutions et ses objectifs (le développement de la fusée V2). Il a notamment présenté un projet cartographique, adossé à une large base de données, destiné à étudier la géographie de ce camp et, plus largement, le fonctionnement du « système concentrationnaire ».
Cédric Neveu (Responsable des recherches historiques au Centre européen du Résistant déporté/ Mémorial du camp de concentration de Natzweiler) s’est intéressé au rôle policier et répressif du camp de Natzweiler sur les Alsaciens et les Mosellans, victimes d’une politique d’annexion, de germanisation et de nazification. Analysant les politiques, les acteurs et les circuits répressifs, il a souligné l’importance de ce camp comme outil de rééducation, de dissuasion et de répression des populations locales. Enfin, Lise Briffaut-Bois (étudiante en M2, Unicaen-HisTeMé) est revenue sur les déportations depuis la zone d’occupation italienne entre 1940 et 1943, longtemps négligées dans les mémoires de la répression pendant la Seconde Guerre mondiale. La répression pratiquée par l’occupant italien se rapprochait ainsi de celle pratiquée par les Allemands.
Catégories, identités et mémoires en débat
Le dernier panel revenait sur le caractère à la fois polysémique et polémique des concepts de déportation et de déporté. François Rouquet (PR Unicaen-HisTeMé) est revenu sur la thèse de Lucie Hébert (docteure en histoire, Unicaen-HisTeMé) concernant les « droits communs » déportés par les Allemands depuis la France occupée. Ce travail de recherche a mis en évidence l’hétérogénéité de cette catégorie renvoyant à des activités diverses : criminalité traditionnelle, affaires de mœurs, soutien à la Résistance, etc. Par ailleurs, les raisons qui expliquent leurs déportations sont variables, allant du besoin de main d’œuvre à la crainte que des activités criminelles ne portent atteinte aux intérêts de la puissance occupante. Nicolas Morzelle (doctorant, Unicaen-HisTeMé) s’est, quant à lui, penché sur les déportés juifs des premiers convois depuis la France. Il a montré que l’évolution de la composition des convois est le reflet des évolutions des politiques de répression et des persécutions menées par l’occupant.
Julie Marchand (agrégée d’histoire, autrice d’un M2 Unicaen-HisTeMé) s’est intéressée aux raflés de Marseille de janvier 1943, internés au camp de Royallieu, au travers d’une micro-histoire permettant de mettre en lumière la diversité des parcours des victimes. De ville-refuge au début de la Seconde Guerre mondiale, Marseille est devenue une ville-martyre en 1943, théâtre d’une opération mixte où répression et persécution se sont entremêlées. Clôturant ce dernier panel, Sébastien Beuchet (agrégé et docteur en histoire, Unicaen-HisTeMé) est revenu sur la controverse concernant l’obtention du statut et le titre de déporté du travail, revendication portée par les anciens du Service du travail obligatoire via la Fédération nationale des déportés du travail (FNDT). Cette « bataille pour le titre » devait permettre aux déportés du STO de se différencier de l’image dégradée des requis.
Clôture : Vers une histoire complexe et partagée des déportations
Dans sa conclusion, Denis Peschanski (DR émérite CNRS, Président du conseil scientifique et d’orientation de la Mission du 80ème anniversaire des débarquements, de la Libération de la France et de la Victoire) a souligné l’ampleur des renouvellements historiographiques concernant la question des déportations depuis la France en s’appuyant sur différentes approches méthodologiques comme la micro-histoire, la prosopographie et la cartographie. Par ailleurs, il a estimé que cette rencontre avait contribué à examiner l’articulation entre déportation et répression et mis en lumière ses différentes temporalités interrogeant à la fois son histoire et l’évolution de ses mémoires.